Le secret démasqué de Gangnam Style
L’attractivité irrésistible de la danse du cheval du rappeur coréen PSY n’explique pas le succès phénoménal de sa vidéo. Un des secrets du succès planétaire de Gangnam Style est aussi de ne pas avoir été à cheval… sur le droit d’auteur ! Explication de notre juriste-maison.
Avec le clip vidéo déjanté de sa chanson Gangnam Style, le rappeur coréen PSY a explosé tous les records, en devenant la vidéo la plus “aimée” de l’histoire sur YouTube : plus de 350 millions de vues en l’espace seulement de quelques mois !
Ce succès fulgurant s’explique en grande partie par le nombre incroyable de parodies qui ont été postées en ligne par le public, reprenant à toutes les sauces la fameuse “danse du cheval” popularisée par le clip. Un nouveau mème est né et il est impressionnant de voir la masse de reprises/détournements/remix que cette vidéo génère partout dans le monde. Il existe même déjà une page – Wikipédia Gangnam Style in Popular Culture – attestant de l’engouement planétaire pour la nouvelle star de la Kpop.1
Cette synergie qui s’est mise en place entre cette vidéo et les contributions du public est déjà en elle-même fort instructive sur les nouveaux types de rapports que les créateurs de contenus peuvent entretenir avec les internautes. Mais l’attractivité irrésistible de la danse du cheval de PSY n’explique pas tout. Un des secrets du succès de Gangnam Style est aussi de ne pas avoir été à cheval… sur le droit d’auteur !
Abandon de copyright ?
Il semblerait que dans une interview, PSY ait déclaré qu’il avait abandonné son copyright, de manière à ce que n’importe qui puisse reprendre sa musique et sa vidéo de la manière dont il le souhaite. Cette hypothèse est reprise par le site australien TheVine, où le journaliste Tim Byron analyse les raisons culturelles du phénomène.
Comme le remarque le site Techdirt, il est assez improbable que PSY ou son label YG Entertainement aient réellement “abandonné leur copyright” sur le morceau ou sur le clip. Un tel renoncement est juridiquement possible, notamment en employant un instrument comme Creative Commons Zéro (CC0), qui permet aux titulaires de droits sur une Å“uvre d’exprimer leur intention de verser par anticipation leur création dans le domaine public.
Certains artistes ont déjà choisi ce procédé pour diffuser leur production : le rappeur anglais Dan Bull, par exemple a récemment obtenu un beau succès dans les charts anglais avec son morceau Sharing Is Caring, placé sous CC0 et popularisé par le biais d’une habile promotion multi-canaux (diffusion volontaire sur les réseaux de P2P, propagation sur les réseaux sociaux et sur YouTube, vente sur iTunes et Amazon Music, etc).
Ce qui s’est passé avec Gangnam Style est différent : PSY et son label n’ont pas formellement abandonné leur copyright, mais ils ont plutôt choisi de ne pas exercer leurs droits, pour laisser la vidéo se propager et être reprise sous forme de remix, sans s’y opposer. C’est ce qu’explique Mike Masnick sur Techdirt :
Je ne sais pas si PSY ou son label ont fait quoi que ce soit explicitement pour abandonner leurs droits sur Gangnam Style, mais il est clair qu’ils ont été parfaitement heureux que des masses de personnes réalisent leurs propres versions du clip, modifient la vidéo et bien plus encore. Chacune de ces réutilisations a contribué à attirer plus encore l’attention sur le morceau original, en l’aidant à percer.
Donc, même s’il n’est pas tout à fait vrai que PSY ait abandonné ses droits sur la chanson ou la vidéo, qui peut honnêtement soutenir que le droit d’auteur ait quoi que ce soit à voir avec le phénomène culturel qu’est devenu Gangnam Style ? En vérité, c’est parce que tout le monde a choisi d’ignorer le droit d’auteur qu’un tel succès a pu devenir réalité. Une large proportion des Å“uvres dérivées qui ont été réalisées à partir de la vidéo ne respectent certainement pas le droit d’auteur. Et pourtant chacune de ces “violations” a probablement aidé PSY. On ne peut pas trouver un seul cas où cela lui ait causé un préjudice.
Sortir la création de la mélasse
« Le droit d’auteur, c’est de la mélasse !». Le cas de Gangnam Style illustre parfaitement cette comparaison faite par le juriste américain Lawrence Lessig :
Pensez aux choses étonnantes que votre enfant pourrait faire avec les technologies numériques – le film, la musique, la page web, le blog […] Pensez à toutes ces choses créatives, et ensuite imaginez de la mélasse froide versée dans les machines. C’est ce que tout régime qui requiert la permission produit.
En effet, si l’on s’en tient à la lettre du droit d’auteur, toutes les personnes qui ont réutilisé la musique ou la vidéo de Gangnam Style auraient dû adresser une demande en bonne et due forme, afin d’obtenir leur autorisation préalable. Même dans un monde idéal où des organismes de gestion collective seraient à même de gérer efficacement ce type d’autorisations, une telle charge procédurale serait ingérable pour un succès viral explosif comme celui qu’a connu Gangnam Style.
Ajoutons que ce n’est pas seulement pour la musique ou la vidéo que des autorisations sont requises. Le simple fait de mimer la fameuse “danse du cheval” peut déjà être considéré comme une violation du droit d’auteur, car les chorégraphies originales sont considérées comme des Å“uvres protégées. Beyoncé l’avait d’ailleurs appris à ses dépends l’année dernière, lorsqu’elle avait été accusée de plagiat par la chorégraphe belge, Anne Teresa De Keersmaeker, pour avoir repris quelques pas de danse dans le clip du morceau Countdown.
Bien sûr, il existe des mécanismes comme le fair use (usage équitable) aux Etats-Unis ou l’exception de parodie ou de pastiche chez nous, qui permettent théoriquement de créer à partir d’une Å“uvre préexistante, sans avoir à demander d’autorisation. Mais l’applicabilité de ces dispositifs à des reprises sous forme de remix ou de détournements est plus qu’aléatoire et nul doute que PSY ou son label auraient pu agir en justice contre leurs fans, s’ils avaient tenu à faire respecter leurs droits.
Le rôle central de YouTube
Il semble clair que ni PSY, ni YP Entertainement n’ont réellement “abandonné” leurs droits. Ils n’ont pas non plus utilisé une licence libre, type Creative Commons pour indiquer a priori qu’ils autorisaient les réutilisations de l’oeuvre (possibilité pourtant offerte par YouTube).
Ce qui explique en réalité la “neutralisation” du droit d’auteur qui a joué ici, ce sont sans doute les règles particulières instaurées par YouTube pour organiser la diffusion des contenus. La plateforme possédée par Google propose en effet un “deal” avec les titulaires de droits, qui leur offre une alternative à l’application pure et simple du droit d’auteur.
Par le biais du système d’identification Content ID, YouTube est en effet en mesure de repérer automatiquement les contenus protégés que des utilisateurs chargeraient sur la plateforme. Il peut alors bloquer la diffusion de ces contenus et sanctionner les utilisateurs les ayant postés, par le biais d’un système d’avertissements en trois étapes avant la fermeture du compte, qui n’est pas si éloigné d’une riposte graduée.
Mais YouTube propose en réalité un choix aux titulaires de droits, vis-à -vis de Content ID : soient ils décident d’appliquer le droit à la lettre et demandent que les contenus diffusés sans leur autorisation soient retirés automatiquement par les robots de Google ; soient ils acceptent que ces contenus restent en place, en contrepartie d’une rémunération perçue sur la base d’une redistribution des revenus publicitaires générés par YouTube.
C’est vraisemblablement ce qui s’est passé avec Gangnam Style. PSY et son label n’ont pas abandonné leurs droits d’auteur, mais ils ont sans doute tout simplement accepté l’offre de monétisation proposée par YouTube. Du coup, les multiples rediffusions et reprises de la vidéo ont pu échapper aux filtres automatisés de Google, participant à la propagation virale du titre. Et avec des millions de visiteurs, nul doute que cette vidéo a dû rapporter des sommes confortables à ses créateurs.
Économie du partage
Le succès phénoménal de Gangnam Style s’ajoute à ceux d’une année 2012 qui a été marquée par d’autres réussites ayant commencé par une diffusion virale sur YouTube. Le morceau Call Me Maybye de Carly Rae Jepsen s’était déjà ouvert la voie des sommets des charts en suscitant l’adhésion des fans sur la plateforme (plus de 280 millions de vues). La même chose s’est également produite pour le titre Somebody That I Used To Know de Gotye et l’artiste avait tenu à rendre hommage aux internautes qui l’avaient aidé à percer, en publiant sur YouTube un remix à partir des innombrables reprises réalisées par des amateurs.
La musique n’est pas le seul secteur où ces effets de synergie se manifestent. Si l’on y réfléchit bien, le succès de la série Bref de Canal+ s’explique aussi en partie par les nombreuses vidéos parodiques réalisées sur tout et n’importe quoi à partir du canevas proposé par la série.
En 2010, la demande brutale de retrait des parodies du film La Chute était apparue comme un des symboles des crispations provoquées par l’antagonisme entre la logique du droit d’auteur et les nouvelles possibilités d’expression offertes par les médias sociaux. Peut-être le succès de Gangnam en 2012 marque-t-il l’ouverture d’une nouvelle phase, où les titulaires de droits sauront davantage utiliser les forces du partage en ligne, en tissant de nouvelles relations avec le public ?
Zones d’ombre
Mais la belle histoire de Gangnam Style comporte aussi des zones d’ombre préoccupantes. Le système Content ID mis en place par Google pour surveiller les contenus postés sur YouTube n’est rien de moins qu’une sorte de police privée du copyright, organisée par entente entre un géant du web et les titulaires de droits. Cette application robotisée des règles du droit d’auteur provoque souvent des retraits abusifs, parfois particulièrement inquiétants, comme si la machine frappait aveuglément. YouTube vient d’ailleurs de modifier les règles du système pour permettre aux utilisateurs de se défendre plus efficacement, mais le principe même de cette régulation par algorithme reste contestable.
Plus encore, la monétisation des contenus organisée par YouTube constitue une forme de “licence globale privée » : elle a le même effet d’ouvrir les usages, mais les “libertés” qu’elle procure sont limitées à la plateforme de YouTube et lui permettent de capter la valeur générée par ces pratiques. Les licences globales privées sont en réalité des privilèges juridiques, que les grands acteurs du web sont en mesure de se payer, en amadouant les titulaires de droits par le bais de la promesse d’une rémunération. Et ce système maintient une forme de répression et d’incertitude constante pour les internautes quant à ce qu’ils peuvent faire ou non.
Il est important de se demander si nous n’avons pas intérêt à ce qu’une licence globale publique organise l’ouverture des usages sur la base de libertés consacrées, tout en assurant un financement mutualisé pour la création. Des propositions comme celle de la contribution créative favoriseraient l’émergence de succès comme celui de Gangnam Style, sans rendre les artistes et le public dépendants d’une plateforme telle que YouTube. De la même façon, il serait infiniment préférable qu’une exception législative soit votée en faveur du remix (comme cela a été fait cette année au Canada) plutôt que cette liberté soit simplement “octroyée” aux internautes par des acteurs privés, sur la base d’arrangements contractuels.
Ne pas être à cheval sur le droit d’auteur, il semble que cela puisse conduire au succès, mais gardons absolument en selle l’idée que les libertés numériques doivent être publiquement consacrées !
Images via la vidéo Gangnam Style.
- À voir sur CNN : http://www.youtube.com/watch?v=0vy-zilON8k [↩]
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