La nostalgie en mémoire vive

Le 15 novembre 2011

La tentation du "c'était mieux avant" sous la plume du journaliste britannique Lloyd Shepherd, qui recherche dans les sensations du monde numérique d'aujourd'hui des pistes pour ne pas se laisser engloutir par la nostalgie. Mais sans la renier. Enjeu.

C’est un truc de génération que l’ensemble de mes expériences culturelles importantes aient été, d’une manière ou d’une autre, non-numériques. J’ai vu mon film préféré (Alien) dans une salle de cinéma. J’ai lu mon livre favori (Portrait de femme) en format papier. Mon premier album préféré, Out of the Blue, des E.L.O., et mon second album préféré, Life’s Rich Pageant de R.E.M. (désolé pour les acronymes, je ne sais pas d’où ça me vient) furent achetés et consommés, abondamment, sur vinyle. Et les concerts – que ce soit Iron Maiden au Hammersmith Odeon ou Blur au Brixton Academy, au cas où vous poseriez la question – furent mes expériences les plus analogiques et les plus uniques de toutes.

Maintenant que je vieillis, que cette époque s’éloigne et qu’une nostalgie naissante me submerge, je suis de plus en plus convaincu que l’exceptionnalité analogique même de ces expériences participe de leur profondeur, et sert également à les graver dans mon esprit. Et je me demande si la particularité de ces expériences est elle-même absolument unique. Est-ce même encore possible de vivre des expériences uniques ? Dans un monde de choix infinis, d’accessibilité massive et d’appareils de lecture omniprésents, toute expérience culturelle est-elle condamnée à être moins significative, plus éphémère – amaigrie ?

Des expériences sans saveur

J’avoue être un peu hanté par cette question. J’ai passé les quinze dernières années à exercer dans les médias numériques, où j’ai été un raseur de première et un militant régulier en faveur des énormes bénéfices humains apportés par les réseaux et les contenus digitalisés. Wikipédia, les e-mails, Twitter, les informations en temps réel, YouTube, l’apprentissage à distance, la banque en ligne et le shopping – la somme des choses qui, je crois, ont rapetissé le monde et l’ont rendu plus interconnecté et plus libre est extraordinaire.

Et oui, iTunes est merveilleux, tout comme le Kindle, et de même l’iPod et l’iPhone. Tous ont fourni un avantage immense à l’achat et la consommation de culture. Pouvoir télécharger Guerre et Paix instantanément sur un objet de la taille d’une pochette de DVD est un miracle, et demeure, j’en suis persuadé, une bonne chose pour l’édition littéraire en tant qu’industrie.

Et pourtant, pourtant…

Lisons ceci d’Anthony Lane, sur la croissance de la vidéo à la demande [en] :

Il n’y a qu’un seul problème avec le home cinéma : il n’existe pas. Son appellation même est un oxymore. Dès lors que vous interrompez votre film pour ouvrir la porte ou aller chercher un Coca, l’expérience cesse d’être du cinéma. L’acte même de choisir l’heure du visionnage signifie que vous avez cessé d’être dans la salle de cinéma. Le choix – de préférence un menu exhaustif – définit assez bien notre statut de consommateurs, et fut pendant longtemps un dogme inamovible de la fête capitaliste, mais en vérité la carte blanche ne peut en aucune manière guider une vie culturelle (ou tout autre forme de vie d’ailleurs), et s’il existe bien une chose qui nourrisse l’expérience théâtrale, de l’Athènes d’Eschyle au multiplex, c’est l’élément de contrainte. Quelqu’un d’autre décide quand le spectacle commence ; on peut décider si on y assiste, mais une fois qu’on est assis on y adhère et on éteint sa volonté. Il en va de même avec les gens qui sont autour de nous, que nous ne connaissons pas et auxquels nous ne ressemblons que dans notre désir caché d’en savoir davantage sur ce qui sera dévoilé en public, sur la scène ou sur l’écran. Nous sommes des étrangers en communion, et une fois que le pacte populeux et intime est cassé, le charme rompt. Les festivités sont terminées.

Je trouve que son idée de contrainte est intéressante, mais pas tout à fait exacte. Je pense que c’est davantage une question d’efforts à produire pour faire une chose, l’attention que nous y investissons et, de manière cruciale, l’exceptionnalité de l’expérience qui donnent à la culture sa résonance. Se trouver au cÅ“ur de la foule est une expérience unique. Recevoir un peu de culture en cadeau également ; nous avons vraiment perdu cet art de donner de la musique aux autres lors du passage au numérique – déballer un cadeau de la taille d’un album était l’une des choses les plus épouvantablement excitante au monde. Recevoir un code iTunes à rentrer dans un logiciel est impossiblement comparable. Et ne me branchez pas sur le charme oublié des compilations…

L’exception comme référence

Lorsque la culture est instantanément accessible et disponible, elle perd en éclat ce qu’elle gagne en démocratie. En partie parce qu’elle se dégrade qualitativement ; nous cédons sur des hautes et basses fréquences pour arranger les affaires du MP3. Mais je pense que c’est une fausse piste. Je ne crois pas que les hommes de mon âge (et c’est quasiment toujours les hommes) soient de plus en plus obsédés par le vinyle et l’encodage sans perte uniquement à cause de la qualité sonore. Je crois qu’ils sont à la poursuite d’une expérience unique. Je pense qu’ils veulent que la culture soit plus difficile d’accès, plus incommodante, car de cette manière sa consommation deviendrait davantage un événement. Que la culture paraisse davantage signifier.

J’avais déjà en tête ces différents points lorsque j’ai lu ceci plus tôt dans la journée. Cela provient de l’incomparable livre de Michael Pollan The Botany of Desire [en]. Il y parle de cannabis et de son influence sur la musique :

Tous ceux qui écrivent sur l’effet du cannabis sur la conscience parlent des changements sur la perception qu’ils expérimentent, et spécifiquement d’une intensification de tous les sens. Une nourriture commune devient meilleure, une musique familière est soudainement sublime, un contact sexuel révélateur. Les scientifiques qui ont étudié le phénomène n’observent chez les sujets sous effet de marijuana aucun changement quantifiable dans l’acuité visuelle, auditive ou tactile, pourtant ces gens reportent invariablement qu’ils voient, entendent ou sentent les choses avec une nouvelle finesse, comme s’ils avaient de nouveaux yeux, de nouvelles oreilles et de nouvelles papilles gustatives.

Vous savez ce que c’est, cette italicisation de l’expérience, cette préhension en apparence virginale du monde des sens. Cette chanson, vous l’avez entendue des centaines de fois auparavant, mais désormais vous l’entendez soudainement toute à sa beauté perceuse d’âme, la douce émotion sans fond de la ligne de guitare est comme une révélation, et pour la première vous comprenez enfin, vous comprenez vraiment, ce que Jerry Garcia voulait dire dans chacune de ses notes, sa lente improvisation maléfique et enjoué, délivrant quelque chose de très proche du sens de la vie directement dans votre esprit.

J’adore cette expression d’italicisation de l’expérience, c’est exactement ce dont je parle ici. Je soutiens que la culture numérique a retiré beaucoup d’italicisation (quand bien même ça ne sauterait pas aux yeux dans ce billet). Les expériences sont devenues omniprésentes mais reproductibles à l’envi, exactement comme un fichier musical est devenu reproductible à l’infini. Spotify nous ouvre un monde entier de musique, au détriment de la qualité sonore (évidemment) mais également au détriment d’une mémorable découverte et d’une profonde et mémorable préhension. J’ai tenté d’écouter un album sur Spotify, je ressens cette sorte d’insatisfaction nauséeuse que je ressens après m’être enfilé un plat tout prêt au micro-ondes.

Cela arrive aussi à un niveau industriel. Je ne me souviens pas où je l’ai lu, mais quelqu’un a écrit récemment qu’il n’y aurait jamais un autre Bruce Springsteen, non pas que son talent ne puisse être répliqué, mais parce que Bruce est tout autant notre expérience partagée de Bruce qu’il est un artiste, indivis. Le revers des barrières hautes comme des falaises postées à l’entrée de l’industrie musicale pré-numérique, c’était que ceux qui ont touché un public sont devenus massifs par nécessité, parce que notre appétit de musique était énorme alors que l’offre était délibérément maîtrisée. Bruce était héroïne et diamants, précieux, rare et addictif, mais l’intensité de cette expérience est partie à jamais. Nous l’avons échangé contre quelque chose d’autre.

(Cela ne signifie pas que l’immensité majestueuse de ces groupes pré-numériques n’était pas un peu répugnante. Après tout ils sont devenus riches en donnant libre cours à leur passe-temps. Mais il y avait quelque chose de majestueux de faire partie d’une communauté les vénérant. Il y avait. Et la taille de la communauté n’avait pas d’importance. Il n’existe pas plus dévoué qu’un fan de The Fall).

Alors pour quoi avons-nous échangé tout ça, et est-ce que ça valait le coup ? Nous avons le confort. Nous avons du choix. Nous l’avons pour moins cher (mais dépensons-nous moins en culture et en loisirs ? Certainement pas, je dirais. Sans doute davantage). Parfois et pour certains nous avons acquis la capacité d’adapter et de remixer la culture pour créer du nouveau. Pour ceux qui créent, les outils sont devenus omniprésents et les barrières hautes comme des falaises se sont effondrées dans la mer.

Toutes ces choses ont de la valeur. Ce qu’elles valent pour vous valent différemment pour moi. D’aucuns croient (avec une ferveur toute religieuse) que cette capacité d’une quantité croissante de gens à créer du contenu et à remixer le contenu des autres est l’aube concrète d’un nouvel âge de la culture humaine, une ère dans laquelle nous devenons tous des créateurs et à travers laquelle nos efforts combinés génèrent quelque chose de sublime.

Réintroduire de la rareté

Peut-être est-ce vrai – bien qu’il ne se soit encore rien passé. C’est une vision magnifique mais également, dorénavant, qui requiert un sacré acte de foi – en particulier pour ceux de la génération pré-numérique qui ont modelé toute leur carrière à une époque où la demande excédait l’offre. Mais je crois également que nous devrions prendre garde à préserver au moins un peu de ce qui a rendu la culture pré-numérique si passionnante.

On voit bien que des gens commencent à le faire. J’ai l’impression (bien que je n’ai pas de données chiffrées à ce sujet) que les groupes de lecture sont plus populaires que jamais, les gens cherchant à répéter un sens plus communautaire de la lecture alors que de plus en plus de titres sont disponibles – réintroduisant ainsi la rareté, comme dans le temps. Un de mes amis rassemble tous les mois un groupe d’enregistrement, où les participants choisissent une sélection de morceaux et les jouent aux autres, ils boivent du vin, discutent de musique et partagent en général un bon vieux moment. Des gens se rendent à des festivals littéraires, paient de fortes sommes d’argent pour des tickets de concert, s’abreuvent de plus en plus de culture et revoient des spectacles.

La manière dont les jeunes consomment la musique aujourd’hui est également intéressante. Mes deux enfants (maintenant adolescents) font exactement la même chose. Ils trouvent de la musique rapidement et efficacement, souvent à travers le prisme de la radio et de leurs amis (pas de grand révolution culturelle jusque là). Ils établissent des listes de lecture. Puis ils écoutent ces playlists, encore, encore et encore. Le compteur sur mon iTunes m’indique que ma fille peut écouter le même morceau plus de dix fois dans la soirée. Cela signifie qu’ils continuent à explorer la musique en profondeur. Ils le font juste sur du matériel restituant une qualité sonore inférieure et (c’est crucial) ils font autre chose en même temps. Principalement bavarder en ligne.

Pour nous autres, réfugiés de l’âge sombre pré-numérique, c’est comme un retour en arrière. Retour vers un temps où nous partagions davantage de moments culturels, quand des dizaines de millions de Britanniques regardaient ensemble la diffusion de Morecambe and Wise, quand il n’y avait rien à la télévision le dimanche après-midi et que nous étions forcés, oui, forcés, d’écouter Out of the Blue encore et encore, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Conséquence de quoi nous connaissions chaque changement d’accord, chaque note de basse, chaque déformation de cordes, tout comme nous connaissions les couleurs de nos devantures de maison.


Billet original paru sur le blog de Lloyd Shepherd sous le titre “A post about the old days when everything was great“.
Photos via Flickr Sister 72[cc-by-nc-nd], Adam Melancon [by-nc-sa] et Wonker [cc-by].
Traduction : Nicolas Patte

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