Internet n’existe pas
Internet est un espace public, un ensemble hétérogène traversé de contradictions. Internet n'existe pas, en tout cas pas dans la forme que lui avait donnée l'utopie post-hippie des années 90, analyse Vincent Glad, journaliste et étudiant en sciences sociales.
Rendons d’abord hommage à l’inventeur de la formule “Les Internets” qui donne le nom à ce blog, George W. Bush. L’ancien Président des États-Unis l’a utilisé à deux reprises, dont la plus mémorable reste cette phrase prononcée pendant un débat avant la présidentielle 2004 :
I hear there’s rumors on the, uh, Internets.
La phrase est par la suite devenue un “mème”, devenant le symbole de la méconnaissance d’Internet. Pourtant elle traduit une réalité plus convaincante que le terme “l’Internet” quand il est utilisé pour décrire non une technologie mais un espace public. Internet, en tant qu’entité culturelle cohérente, n’existe pas ou tout du moins n’existe plus. Il n’y a pas d’Internet, il n’y a à la rigueur que des Internets.
Internet a existé, ce fut une utopie post-hippie comme l’a montré Dominique Cardon1 :
Internet s’est ainsi donné comme mythe fondateur, une promesse d’exil et de dépaysement radical. En réanimant l’imaginaire de la Frontière, celui des forêts et des plaines de l’Ouest, le web est apparu à ses fondateurs comme un territoire vierge à conquérir, une contrée indépendante ayant coupé les ponts avec le monde “réél”.
Une “déclaration d’indépendance du cyberespace” fut même écrite en 1996.
Moyen de communication majeur
Puis Internet, à la fin des années 90, s’est massifié et s’est dilué pour devenir un moyen de communication majeur utilisé aujourd’hui par 74% des Français (taux qui monte à 99,4% sur la tranche 15-29 ans)2. Que signifierait aujourd’hui une déclaration d’indépendance d’Internet alors que la plupart des institutions ont maintenant un site, un Facebook et un Twitter ?
Alors qu’entend-on aujourd’hui par “Internet” quand on utilise ce mot ?
Internet est une double synecdoque, tantôt généralisante (on dit “Internet” mais on ne veut parler que des publications du web 2.0 : blogs, tweets, commentaires)3, tantôt particularisante (on dit “Internet” mais on parle, souvent sans le savoir, de l’opinion publique). Internet, ancienne extra-territorialité, est revenu dans l’espace public, et tend de plus en plus à se confondre avec celui-ci, à mesure que les outils de publication se démocratisent.
Dire qu’Internet renvoie un stimulus fondamentalement différent de la vraie vie est une illusion, même s’il perdure un héritage de cette culture web d’origine. On a vu dans un précédent post comment la médiatisation des réactions du public peut donner une fausse impression d’une réception plus négative que dans la “vraie vie”. De telle sorte qu’il est absurde de dire, comme l’avait fait Denis Olivennes, qu’Internet est le “tout-à l’égoût de la démocratie”. C’est une mise en visibilité de la démocratie.
À la télévision ou à la radio, de plus en plus d’émissions ont leur chronique “Internet” consacré à “ce qui buzze sur Internet”. Il faut remarquer qu’à chaque fois, les sujets traités sont très différents de ceux qui font la une des médias traditionnels. Cette rubrique Internet, qui semble s’imposer d’elle-même, repose sur un impensé : quel est le sens d’un “buzz” sur le web ? Est-ce le bruit diffus venu d’une autre contrée médiatisée par des avatars de “Laura du web”4 (donc Internet existe) ? Ou est-ce un agenda médiatique différent dessiné par le public (donc Internet n’existe pas, ce n’est qu’une technique de démocratisation de la publication) ?
Je ne pense pas trop m’avancer en disant qu’on est plutôt sur la première hypothèse. D’autant que le “buzz” Internet englobe souvent les articles des médias Internet, notamment des pure-players comme Rue89, Slate5, OWNI ou Mediapart, preuve que la notion de public n’est pas déterminante.
Les sujets qui font le “buzz” sur Internet selon ces chroniques ne sont pas ceux qui font réellement le “buzz” mais ceux qui font le “buzz” et dont les médias traditionnels ne s’emparent pas ou peu. Par exemple, la crise de l’euro ne fera pas le “buzz”, alors qu’elle sera au centre de nombreuses discussions sur Internet. Mais une vidéo d’une petite Chinoise qui se fait écraser par une camionnette sera considérée comme une actualité de premier choix dans l’agenda médiatique d’Internet.
Rôle démocratique
En Chine, le “buzz” a un vrai rôle démocratique dans un univers médiatique censuré qui ne s’autorise la critique contre le pouvoir que quand le bruit venu de la blogosphère, représentation visible de l’opinion publique, devient trop fort et naturalise l’actualité6. En France, la perspective est complètement différente. Ce qui fait le “buzz” sur Internet n’est jamais ce qui fait le “buzz” sur Fdesouche, sur les Skyblogs ou sur des blogs altermondialistes, mais ce qui remonte dans une nouvelle arène médiatique, dans un nouvel entre-soi parisien qu’est la “twittosphère”, qui a pris la place de la vieille “blogosphère”.
Un sujet qui “buzze” mais qui ne remonte pas dans cette arène sera considéré comme nul et non avenu. Le “buzz” donne un pouvoir très fort à une poignée de représentants de l’oligarchie du web, blogueurs ou “twittos” influents, un monde très parisien, très connecté, très jeune, constitué de nombreux journalistes, plutôt à gauche. Bref, un monde qui n’est en rien représentatif du public.
La maîtrise de l’agenda médiatique descend progressivement de la tour de TF1 pour s’installer dans les cafés wifi. Mais est-ce vraiment un progrès ? Dans les industries culturelles, “l’étroite marge laissée à la diversité se répartit aisément parmi ceux qui travaillent dans le même bureau”, écrivaient Adorno et Horkheimer7. On pourrait dire aujourd’hui que l’étroite marge laissée à la diversité se répartit aisément parmi ceux qui se “followent” sur Twitter.
Espace public traversé de contradictions
Cet Internet qui est naturalisé dans les chroniques “buzz” n’est qu’une partie d’Internet. L’espace public n’est pas cohérent, il est traversé de contradictions, Internet aussi. La métrique (ex: le nombre de vues sur YouTube), parfois utilisée pour justifier le “buzz”, ne peut que retranscrire partiellement la réalité d’un média atomisé entre de très nombreux champs de conversation.
L’Internet fantasmé par les chroniques “buzz” n’est que la symétrie des industries culturelles sur les réseaux à travers la mise en place d’une visibilité avancée d’une minorité, la construction d’une contradiction factice (la petite chinoise écrasée contre la crise de l’euro, le clic contre le sérieux des J.T.) au sein même de l’appareil médiatique. Il n’existe pas de chronique “manifestations et indignations” dans les médias, pourquoi existe-t-il des chroniques “buzz” qui s’attachent de la même manière à tenter de déceler une visibilité dans l’espace public ?
Comme souvent, c’est dans le “LOL” qu’on trouve la manifestation de cette absurdité de définir un “Internet”. La page de fin de l’Internet, symbole ironique de l’impossibilité d’une totalisation de l’Internet, est devenue un “mème”.
On ne peut pas mettre Internet en boîte, déterminer ses contours, prétendre le représenter. C’est ce qu’a bien compris la série The IT Crowd :
Pour paraphraser Bourdieu dans la conclusion de L’opinion publique n’existe pas8, j’ai bien voulu dire qu’Internet n’existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence.
Article initialement publié sur Les Internets, un blog de Culture Visuelle.
Illustrations via FlickR CC [by] webtreats [by] impressa.maccabe
- Dominique Cardon, La démocratie Internet, Seuil DL, 2010, p. 25 [↩]
- Étude Insee publiée en mars 2011 [↩]
- Une synecdoque que j’ai moi-même pratiqué dans le titre du post précédent: Internet, quand le murmure de la réception devient audible [↩]
- La célèbre chroniqueuse web de Télématin. Je n’ai pas réussi à retrouver formellement l’origine de ce surnom “Laura du web” qui semble avoir été donné directement par William Leymergie, mais dont on ne retrouve aucune trace sur le site officiel de l’émission [↩]
- Disclaimer: je suis pigiste à Slate [↩]
- Séverine Arsène, communication lors du séminaire “Médias et contre-pouvoirs” à l’EHESS, 21/02/2011 [↩]
- Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison, TEL Gallimard, 1974, p. 134 [↩]
- Pierre Bourdieu, L’opinion publique n’existe pas, Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309 [↩]
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