Non à la “curation”
Néologisme du moment chez les prescripteurs du web, le terme "curation" n'est pas toujours très clair. Parce qu'il est trompeur sur ce qu'il désigne, Titiou Lecoq souhaite même le repousser au loin. Très loin.
L’autre soir, je prenais l’apéro avec le binôme de l’Internet (elle et lui). Elle sortait d’une conférence sur la curation. Evidemment, j’ai commencé par hocher la tête d’un air entendu. Parce que, soyons clairs, je connais le mot “curation”. Je le connais suffisamment pour savoir qu’il existe pour de vrai. Par exemple, au scrabble, on me sortirait le mot “curation”, je validerais. Juste, je sais pas exactement, ni même généralement, ce qu’il veut dire. Du coup, Mélissa m’explique le nouveau sens web de curation. Elle a fait un article dessus ici. (Mais on va y revenir après un détour sémantique.) Et Techcrunch aussi. Si on prend l’article de Techcrunch, on a bel exemple de “la langue française est dead, amis étudiants en lettres, laissez tomber, vous pouvez toujours essayer de vous pendre avec vos Littrés”.
Donc en anglais, le mot curator désigne les conservateurs de musée qui choisissent des tableaux pour organiser une exposition. Appliqué au web, the curation veut donc dire le fait d’organiser des liens. (On va y venir après que je vous auras appris à bien parler le navarrois.) Et Techcrunch nous balance : “la “curation” – à ce stade vous comprendrez que je renonce à traduire le mot en français”. Ah bah non, perso je comprends pas bien, vu que le mot curation existe en français mon gars. Donc là, on est face à un gros problème de traduction. On ne peut pas traduire “the curation” par “la curation”, vu que les deux mots ne désignent pas la même chose. La curation en français c’est le traitement des plaies, des maladies. En plus, vu comment déjà la France, elle aime pas le web, qu’elle considère comme une jungle, si maintenant on le considère comme une maladie à soigner, ça va pas arranger nos affaires mes enfants.
Le syndrome du community manager?
Evidemment, le combat est perdu d’avance. Déjà, insidieusement, les commissaires d’exposition avaient commencé à employer le mot curation dans son sens anglais. Et on va tous dire “curation”. Mais voilà, au moins, vous, vous saurez que “curation” c’est pas juste un mot importé de l’anglais mais aussi un mot français dont le sens n’avait rien à voir. Ah Saussure, ils sont devenus fous… Bref, venons-en à la web curation. La magie de ce mot, c’est de définir un truc qui existe depuis que le web est web et depuis que le lien est lien. C’est donc organiser une sélection de liens. Parce que d’un côté l’internet, c’est le bordel, que y’a plein de contenus, et que de l’autre y’a des gens qui n’ont pas grand chose à faire de leur vie et qui aiment bien faire partager ces liens à leurs amis. Ces branleurs sont donc des curateurs (ou des curators, on sait pas encore), ce qui a vachement plus la classe. Par exemple, au hasard, moi.
Comme vous n’aurez pas manqué de le noter, ami lecteur mon frère, au moins une fois par semaine, je fais un post avec des liens coolos que j’ai trouvés sur le web. Comme Diane fait dans la revue du web des Inrocks ou Alexis dans la revue du web de GQ. Ca pointe aussi une des caractéristiques de l’internet : “on publie d’abord le contenu avant de le filtrer” (dixit Dominique Cardon). Ce qui m’inquiète un peu là-dedans, c’est que du moment où on a trouvé un mot pour désigner le truc, on risque la professionnalisation. Bientôt, je vous parie le bras de ma mère qu’on aura des stage de curation et des offres d’emploi de curateurs. Y’avait eu la même chose avec les community managers (rappelons donc : ces gens qui connaissent les mystères impénétrables des réseaux sociaux comme Facebook). Et ça, je sais pas pourquoi, ça me déprime complètement.
L’avenir est sombre
Pourtant, aller chercher des liens coolos sur l’interweb et les organiser, oui c’est du boulot. Et oui, vu l’architecture du web, c’est plutôt nécessaire. Mais là, ça me donne l’impression qu’on va se faire gicler par des étudiants en école de commerce qui deviendront curateurs professionnels, qui l’envisageront uniquement comme un boulot et pas par amour. Parce qu’il y a un amour du beau lien. Avant de devenir des curateurs professionnels, Diane, Alexis et moi passions nos vendredis soirs à se montrer des liens rigolos sur l’interweb, pour le plaisir. Je sens confusément qu’il y a là matière à prolonger ma réflexion sur la mort du web et la quiche lorraine mais je suis un peu trop fatiguée pour ça. Bref, internet est devenu une affaire sérieuse de grandes personnes assez chiantes, exactement comme le mot curateur, et comme les images qui vont avec.
Preuve s’il en fallait que l’avenir est sombre : à peu près toutes les occurrences de curation vont de paire avec les mots “marketing” et “marques”. Mais qu’est-ce que les marques viennent foutre dans des revues du web sympatoches ? Je tombe sur un titre effrayant : Curation, la prochaine étape du marketing de contenu. Le marketing de contenu. Aka la pub intelligente. Aka la mort.
Donc attention, citation pour marketeux en mal de poésie :
Au-delà de la curation de masse, la pertinence de ce type de service réside dans une évolution du discours des marque sur les médias sociaux. Scoop It spécule sur l’inflation du content marketing pour générer du chiffre d’affaires : Sur le discours des marques nous en sommes au début en termes de marketing social. Que ce soit du brick and mortar ou autre, aujourd’hui elles ont une page facebook, un twitter et elles payent un content/community manager pour animer le tout. Mais les marques n’ont pas forcément quelque chose de pertinent à dire quotidiennement. Plutôt que de se concentrer sur ses messages corporate, une marque peut parler de sujets liée à son domaine d’intervention, le sport, la nourriture etc… Ce qu’on leur propose c’est de devenir des curateurs. Cela leur permet de créer une affinité avec son domaine et en plus c’est un modèle vertueux : elles peuvent créer une image de marque à moindre coût en utilisant notre service premium proposé en SaaS….
Donc, les marque pour avoir l’air sympa vont faire des veilles internet sur les sujets qui les concernent et faire des revues du web. Autant dire qu’on est très très loin de nos vendredis soirs chez Dianou passés à rigoler devant des gifs animés. Si les marques se lancent dans la curation, moi je veux bien et même je leur laisse ce mot affreux. (Curation, ça rappelle quand même beaucoup curetage. Allez-y donc, allez avorter l’internet.) Donc, je propose (je sais que je serai pas suivie, je m’en fous, je suis tel le prophète qui crie seul dans le désert), que le mot curation ne désigne QUE le fait d’éditorialiser des liens au service des marques. Pour les autres, on vivait très bien sans mot pour définir notre activité. Donc on continuera tranquillement à faire des liens vers des trucs qu’on aime bien et qu’on a envie de partager parce qu’on est webfriendly.
Ce billet a été initialement publié sur Girls & Geeks
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Crédits photo: Mary Hutchinson, Ozone9999
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