Petite expérience de laboratoire sur l’information d’aujourd’hui
La dernière conférence de Clay Shirky a été l'occasion pour Marc Mentré d'observer et d'analyser comment l'information à l'ère de l'instantanéité se construit et se diffuse à travers les réseaux sociaux.
Prenez une bonne centaine de blogueurs, de spécialistes des médias et des réseaux sociaux, enfermez-les une grosse heure avec un spécialiste des médiaux sociaux, en l’occurrence Clay Shirky, laissez-les twitter pendant la séance, attendez qu’ils interviewent, puis bloguent leurs compte-rendus, commentaires et réflexions… Vous obtenez au bout du compte une parfaite expérience en laboratoire de ce qu’est l’information aujourd’hui, comment elle se construit et se diffuse.
Ce mardi 1er février 2011, vers 10 heures du matin, j’ai longuement hésité avant de cliquer sur le bouton bleu pour « publier » mon post rendant compte de la conférence de Clay Shirky, qui s’était tenue la veille chez Microsoft. Mon interrogation était la suivante: était-il nécessaire de publier ce compte-rendu alors que déjà plusieurs autres avaient déjà été publiés, et que la veille le débat avait été largement tweeté? Bref, la sensation très désagréable d’arriver « comme les carabiniers ». Du coup, il m’a semblé nécessaire de réfléchir à ce qu’est l’information à l’ère de l’instantanéité de sa production et de sa diffusion. Il m’est apparu que la conférence de Clay Shirky était un moment « chimiquement pur », une expérience de laboratoire, qui permettait cette réflexiion
Tout d’abord, le champ et le lieu de l’expérience. Nous sommes entre 100 et 150 personnes [un public en large majorité masculin] réunies ce 31 janvier à 8h30 du matin, dans la salle de conférence d’un immeuble neuf, à Issy-les-Moulineaux, en banlieue parisienne. Nous sommes chez Microsoft. L’invitation a circulé sur Facebook. On lit ici l’importance prise par les réseaux sociaux, en particulier Facebook, pour l’organisation de ce type de manifestation, en particulier si l’on souhaite élargir le public que l’on veut toucher. Mais ici j’enfonce une porte ouverte.
Pour un journaliste, oublier son smartphone est désormais une faute professionnelle
Plus intéressant, le public, ou plus précisément les participants qui ont twitté pendant la conférence. J’en ai recensé 69, dont seulement 16 journalistes [apologie: j'ai fait baisser la moyenne "journaliste", n'ayant pas mon smartphone sur moi; je considère d'ailleurs avoir commis de ce fait une faute professionnelle]. L’éventail des métiers représentés est très large, puisqu’on trouve pêle-même, des designers, des spécialistes du SEO, des « trend trackers », des community managers, des web marketing managers, des analystes en médiaux sociaux, des chefs d’entreprise…
L’information produite pendant la conférence —appelons-là « information instantanée », ou « information brute »— l’a donc été essentiellement par des non journalistes. Pourtant, tous les tweets que j’ai lu —et relu— en les confrontant à mes notes, me paraissent de bonne qualité. Les phrases de Clay Shirky, ses expressions ont toujours été relevées et citées de manière précise et les commentaires toujours appropriés. La coproduction de l’information selon un mode Pro-Am [comprendre journalistes professionnels et non journalistes] s’est avérée dans ce cas précis fructueuse et efficace. Sans doute, pourra-t-on dire qu’il est difficile de généraliser le constat dressé à cette occasion: le public venant assister à une conférence de Clay Shirky en anglais est un public averti.
Il n’empêche, dans la production d’information brute, les journalistes ont perdu leur monopole. Ils sont concurrencés en qualité et en rapidité. Peut-être est-ce là encore enfoncer une porte ouverte, mais je ne suis pas certain que tous les journalistes aient intégré cette réalité.
69 personnes totalisent 190.000 followers
Le plus spectaculaire tient sans doute à la diffusion massive de cette information. Les 69 personnes qui ont twitté pendant cette conférence rassemblent quelque 190.000 followers! Un chiffre énorme. Il l’est d’autant plus qu’il faudrait aussi prendre en compte dans un deuxième temps, les retweets, et recenser aussi les followers des personnes qui retweetent. Bref, analyser les « ondes d’informations » qui se propagent ainsi, de retweet en retweet, sur l’Internet, et qui se diffusent dans des réseaux distincts [même s'ils se chevauchent en partie]: marketing, spécialistes du SEO, publicitaires, community managers, journalistes, etc.
Bien sûr, il faut relativiser. Les 190.000 followers n’avaient pas tous le nez collé sur l’écran de leur smartphone ou de leur ordinateur (ou de leur tablette) pendant toute la durée de la conférence. Mais qu’importe, cela illustre à quel point Twitter est devenu un outil majeur de diffusion de l’information. À quel point aussi une poignée de personnes en raison du nombre de leurs followers sont devenues des « médias à elles seules ». C’est le cas de MissPress avec ses 50.000 followers, d’Alice Antheaume qui en compte près de 44.000 et de Versac qui « plafonne » à 32.000. Les 66 autres twitternautes que j’ai recensé ne comptaient « que » 63.000 followers. Un chiffre qui masque de grandes disparités: 16 comptent moins de 100 followers et 5 plus de 4.000 followers.
Les blogueurs entrent en piste
Lorsque s’achève la conférence de Clay Shirky, l’information est donc déjà produite et largement diffusée [et je ne parle pas des "live vidéos", qui permettent aussi de diffuser l'information en direct]. Il s’agit certes d’une information brute, qui mérite d’être complétée et mise en perspective, mais le temps n’est plus à l’information instantanée; les blogueurs entrent en piste.
Il se trouve que tous ceux que j’ai recensé [Alice Antheaume, Gilles Bruno, Francis Pisani, Eric Scherer et Vincent Truffy] sont journalistes, mais les compte-rendus seront tous publiés sur des blogs et non sur des sites, à l’exception de celui de 20 Minutes. L’explication en est simple: les notions et concepts abordés par Clay Shirky, en dépit de ses talents de pédagogue, sont relativement complexes et difficilement transmissibles au grand public.
En fait, un compte-rendu de cette conférence, trouvait plus facilement [je serais tenté de dire "plus naturellement"] sa place sur un « blog expert » que sur un site, y compris dans la rubrique médias. Mais cet « aiguillage » n’est pas neutre: elle traduit de la part des sites d’information soit un renoncement à s’emparer d’une information complexe pour la porter à la connaissance du grand public [ce à quoi n'a pas renoncé 20minutes.fr], soit plus prosaïquement la décision de ne pas traiter une information jugée mineure face une actualité débordante [ce jour-là le trône de Moubarak chancelait].
La difficulté —sur un site— tient en effet à trouver « un angle » qui permette de traiter cette information complexe et jugée « mineure » [la question de la hiérarchie de l'information mérite un post et un débat], mais intéressante, avec l’actualité. C’est à cette difficulté que s’est confronté 20minutes.fr, qui après avoir « ouvert » l’entretien vidéo avec Clay Shirky par une question sur les lolcats, a ensuite enchaîné par des questions sur les libertés sur Internet et sur l’impact du web sur la politique et la manière de gouverner, avec en illustration les événements d’Égypte, et la décision du gouvernement de ce pays de « couper l’Internet ».
Il n’est plus question de fidélité. Seule compte la rapidité
Sur un blog, il en va différemment, puisque le blogueur est seul maître de ses choix et surtout s’adresse à un public a priori intéressé par les sujets abordés, et qui souvent a une expertise proche ou équivalente de la sienne (si ce n’est supérieure).
C’est ici qu’entre en jeu un autre élément du système d’information tel qu’il fonctionne à l’heure actuelle.
Imaginons un internaute lambda, intéressé par la question des médias. Il suit donc un certain nombre de blogs spécialisés. Il sera abonné à leurs flux RSS et suivra sur Twitter les blogueurs spécialisés. Dès le matin du 31 janvier, il aura donc été informé de l’essentiel des propos de Clay Shirky. Il va attendre un compte-rendu, et peu importe qui le produise. En situation de concurrence parfaite [ce qui est le cas à propos du compte-rendu de la conférence de Clay Shirky] il lira celui qui sera mis en ligne le premier.
Ceci n’est pas une question de fidélité à tel ou tel blog ou tel tel auteur en particulier, mais au fait que l’information est désormais automatiquement diffusée sur les réseaux sociaux [Twitter et Facebook notamment] qui jouent une rôle d’alerte. Par le jeu des flux RSS, des tweets et des retweets, notre internaute saura donc quasi instantanément qu’un compte-rendu de la conférence a été publié, et il lui suffira de cliquer sur un lien, pour obtenir l’information [dans ce cas un compte rendu].
Il faut donc se représenter qu’aujourd’hui, dans un un système d’information partagée, lorsque l’on est le cinquième à publier un article sur le même sujet on est pas ou peu et mal lu. L’effet de fraîcheur est perdu. L’internaute aura inévitablement un sentiment de redite. C’est pour cette raison que ce mardi 1er février au matin, j’ai longuement hésité à publier mon post sur la conférence de Clay Shirky.
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Publié initialement sur le blog de Marc Mentré, The Media Trend, sous le titre “La conférence de Clay Shirky, une expérience de laboratoire sur l’information aujourd’hui”
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Crédits photos via Flickr: Clay Shirky par Joi Ito, cc-by ; Clay Shirky à la conférence d’Issy-les-Moulineaux par Samuel Huron, cc-by-nc-nd ; Twitter by Tsevis, cc-by-nc-nd
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