Le Monde: honni soit qui mal y reprenne
Pour le journaliste spécialiste des médias Philippe Kieffer, reprendre le vénérable quotidien est une lubie coûteuse qui montre que les candidats au rachat n'ont pas compris qu'Internet a chamboulé l'écosystème de la presse et le pouvoir d'influence des médias traditionnels.
Il faut « sauver » le soldat Monde, déclarent en chÅ“ur les généreux candidats à la reprise d’un groupe et d’un quotidien au bord du dépôt de bilan… Soit (encore que), mais à quel prix ? Pour quel avenir ? Et pour quelles vraies-fausses bonnes raisons dans un paysage où la crise de la presse écrite évoque désormais ce qui fut celle de la sidérurgie ?
De tous les romans que se racontent, comme à la veillée, hommes politiques, investisseurs, journalistes et patrons de presse écrite pour croire, et tenter de faire croire, qu’il reste à celle-ci un avenir de papier, celui qui voudrait que ce radieux futur passe par le « sauvetage » du Monde, est probablement le plus médiocre. Le plus fantaisiste et le plus cher, aussi.
Grandiloquent à souhait, teinté du regret d’un prospère passé qui ne reviendra jamais, le microcosme ressasse jusqu’à l’auto-intoxication ses fantasmes favoris. Ainsi, peut-on lire et entendre un peu partout, de blogs en déclarations, d’éditos en tribunes, il en irait avec le cas du Monde de « l’avenir la démocratie » et d’une presse écrite décrétée « indispensable à son bon fonctionnement »… Raisonnement et clichés d’un autre siècle, qui furent vrais mais ne le sont plus que de moins en moins.
Quotidien engagé depuis des années, comme tant d’autres, dans ce que les nouvelles technologies ont transformé en impasse éditoriale et financière, Le Monde serait une cause nationale. Une sorte de paquebot France en perdition dans une mer d’encre. Un enjeu de « patrimoine » à conserver quel qu’en soit le prix… Émotion et gravité garanties. De gauche comme de droite. C’est beau comme de l’antique. Normal, c’est pleinement, furieusement, lugubrement… de l’antique !
Acharnement désespéré
Cet unanimisme a quelque chose de sidérant. Il interpelle dans ce qu’il révèle d’autisme crépusculaire et de cécité collective à l’égard de l’évolution des médias. Il exprime l’acharnement radical, désespéré et désespérant, des dirigeants d’un monde analogique ancien à ne pas voir que ce monde est en cours de dissolution accélérée dans la société numérique en devenir.
Il faut ne rien comprendre au sens de l’Histoire médiatique en cours, à la voie nouvelle où sont engagés Information et Journalisme (voie désormais résolument digitale), pour oser soutenir qu’il y a quelque urgence ou nécessité que ce soit, autres que clientélistes, à entretenir des donjons de papier fissurés. Il en ira, il en va déjà , de la presse écrite d’aujourd’hui comme de la sidérurgie d’hier. Partout, de « petits » journaux meurent lentement, et de « grands » journaux sont menacés de s’éteindre comme se sont éteints des hauts-fourneaux.
Il faut donc, au moins, en être réduit à nier d’anxiogènes évidences pour affirmer, alors que le système économique de la « vieille » presse (Impression, Distribution, Publicité) est entré dans une irréversible phase d’effondrement (au profit, si l’on peut dire, de sa recomposition immatérielle sur Internet), qu’il y aurait encore un avenir en kiosque pour les journaux existants. Car d’avenir, pour ces derniers, il n’y a pas -alors qu’il en est un, peut-être, pour de nouveaux titres qui se créeraient sur des bases de productions légères et rénovées.
Il n’y en a plus. Prétendre le contraire ne peut plus relever que de l’ignorance volontaire, du déni de réalité, ou de l’agitation manÅ“uvrière sur fond de croyance vaudou en la survivance d’un pouvoir électoral inné des journaux… Ou bien des trois à la fois, comme c’est à l’évidence le cas dans le dossier de cette vente du Monde qu’un euphémisme comptable fait qualifier de « recapitalisation ».
Comme à Drouot…
À la veille de cette vente annoncée, on peut gloser tout à loisir sur les mérites ou inconvénients des « offres » (encore un bien joli mot ! ) respectives des deux trios de repreneurs en compétition. On peut bloguer des kilomètres d’analyses sur la maestria bancaire des uns, la compassion budgétaire des autres. On peut (on doit) se moquer de l’ambitieuse prophétie d’un ancien Observateur, Claude Perdriel, expert en indépendance ici épaulée dans sa démarche reprenante par l’élyséen mécénat de France Télécom, qui croit « voir » à l’horizon un Nouveau Monde qui se vendrait à 400 000 ou 500 000 exemplaires. Pas moins ! et pourquoi pas un million ?
Ce cas de figure, ignore ou néglige Claude Perdriel, n’aurait de chances de se produire que par ce qu’il faudrait bien appeler le miracle d’une vente forcée. Autrement dit, si l’abonnement au Monde était demain joint d’office à une offre de « forfait illimité » d’Orange. Sinon : non. Même pas en rêve.
On peut, on doit, railler le populisme haut-de-gamme des repreneurs d’en face où on ne compte plus les dizaines de millions d’euros gaillardement mis sur la table pour l’achat, comme d’une commode à Drouot, d’un Journal-Empire exsangue. Un quotidien d’Époque révolue, à la Société des rédacteurs duquel Pierre Bergé croit judicieux d’annoncer qu’il restituera, comme en offrande, ce hochet d’actionnaire désargenté qu’on appelle « minorité de blocage ». Hochet dont il n’est pas un seul exemple d’entreprise de presse où ce soit-disant verrou, cette artificielle ceinture de chasteté garantissant l’indépendance, ait jamais servi à quoi que ce soit d’autre que d’éterniser, dans les rédactions, d’accablantes professions de foi ou engueulades lors d’assemblées générales préfigurant l’abdication. Si l’inverse avait été vrai Le Monde n’en serait pas là où il est, et Libération serait encore la propriété de ceux qui le font chaque jour. Avec des si…
Fièvre et démence acheteuses
Mais, au-delà des contorsions séductrices de candidats, on doit s’interroger sur l’intrigante en même temps qu’inutile fringale de ces hommes pour Le Monde. Pour cet objet d’un désir aussi obscurément coûteux que sans espérance imprimée rentable. Estimé il y a encore quelques semaines à 50 ou 60 millions d’euros, le prix de cette affaire (il n’y a pas d’autre mot ! ) atteint ces derniers jours le provisoire et faramineux montant de 130 à 150 millions d’euros. Peut-être plus… C’est sans doute faire injure à l’intelligence supposée des repreneurs, mais c’est aussi un fait qu’il est temps de rappeler : il est des formes de démence commerciale, de fièvre et de furie acheteuses moins onéreuses.
Mais la surdité, choisie, est ici de règle. Bardés des certitudes de qui ne voit pas plus loin que le bout de son chéquier, ces généreux « recapitaliseurs » en sont à se dire que, même s’il est cher, ce jeu de dupes en vaut après tout la chandelle puisqu’ils achèteront là bien plus qu’un simple titre de presse. Ils prendront le contrôle d’une « Marque » ! D’un Logo-Héros de l’histoire de la Presse… Le tout sans considérer une seule seconde deux ou trois choses qui pourraient, ou devraient, au moins, les inciter à la prudence.
- La première est que cette « marque » de presse, comme toutes les autres, est condamnée à se déprécier par la chute amorcée de son fonds de commerce « papier », et par les interminables conflits sociaux et autres « restructurations » qui accompagneront ce déclin. Dans l’histoire récente, s’il en fallait un, Libération se pose en amer exemple de ce simplisme hallucinogène : là où Édouard de Rothschild crut, lui aussi, avoir fait l’acquisition d’une « marque » prometteuse, cinq ans et quelques dizaines de millions d’euros plus tard le « retour sur investissement » se fait cruellement attendre…
- La deuxième c’est qu’un prix aussi élevé pour empocher Le Monde n’aurait de sens que s’il avait pour fonction, en lieu et place de combler des trous, rembourser des banques, payer les factures d’une inévitable « clause de cession », que de servir à inverser la pyramide sur laquelle repose aujourd’hui (avec sa base de papier et son sommet numérique) la valeur de cette marque. En clair, s’il s’agissait de mettre au plus vite un terme aux coûts exorbitants de production d’un journal « papier » (qui ne peut plus générer que des pertes) pour donner toutes les chances à cette marque d’avoir une seconde vie numérique rentable sur Internet. Pour être plus précis encore, la seule et unique partie du groupe à vendre qui peut justifier effort et coup d’audace financiers, c’est LeMonde.fr. Le reste est bien mauvaise littérature.
- La troisième chose, c’est que, compte tenu de la nouvelle donne technologique, et avec beaucoup moins que 130 millions d’euros, il serait aujourd’hui possible, en partant de rien, de créer sur Internet un nouveau groupe d’information de qualité (avec radio, télévision, et même, un jour, qui sait, un nouveau quotidien de papier qui, n’étant pas criblé de dettes à sa naissance, aurait quelques chances de survivre en kiosque). L’actuelle montée en puissance et notoriété, malgré des moyens très modestes, de nouveaux venus sur le terrain d’une information de qualité (Mediapart, Rue89, Slate.fr, pour ne citer qu’eux…) devrait donner à réfléchir aux candidats. Mais, c’est vrai, pourquoi réfléchir, faire sobre et novateur quand on a les immenses moyens de se précipiter, de faire bancal et passéiste ?
Un talisman d’isoloir ?
Par certains aspects (stratégie erronée, foi infantile dans le pouvoir politique du média qu’on achète cher, défaillance des mécanismes d’alerte sur les dangers encourus) le comportement et l’avidité « Mondiale » des repreneurs en présence n’est pas sans rappeler la bouffée capitalistique délirante qui conduisit, en 1991, un capitaine d’industrie apparemment sain d’esprit, Jean-Luc Lagardère, se croyant lui aussi « sauveur », à racheter pour une fortune la totalité des pertes d’une chaîne de télévision condamnée à la faillite (La Cinq). On dira, pensant évacuer le problème, que c’était il y a vingt ans, que Lagardère, somme toute, était un illuminé… Peut-être, mais ce sont ici les mêmes logiques de fatuité absolue, d’orgueilleuse inconscience ou de chevaleresque naïveté qui sont à l’Å“uvre.
L’acquisition du Monde, à ce tarif-là , est davantage qu’une folie passagère. C’est un non-sens durable, qui ne sauvera rien, hormis les immédiates apparences de continuité d’une entreprise qui se sait en fin de vie. Car comme tous les quotidiens nationaux de France, Le Monde serait -est déjà , virtuellement- mort sans la morphine vitaminée des aides et subventions que perfuse l’État à une presse française sous haute dépendance économique.
Acheter le groupe Monde dans son entier, en l’état, c’est délibérément acheter une affaire où, à rebours de ce que psalmodient des conseilleurs qui ne seront jamais les payeurs, il n’y a à gagner que des pertes. C’est se bercer de l’extatique illusion qu’en possédant Le Monde on « fera » le prochain président de la République. Faut-il être à ce point déconnecté des réalités du pays, et des modalités nouvelles d’information et de formation des opinions, pour croire qu’un quotidien, demain modifiera d’un iota les intentions de vote des Français…
Que le microcosme de l’Élysée, mentalement captif d’un âge d’or médiatique évanoui (en gros : l’ORTF surcontrôlé) et celui des élus (souvent ignorants de l’économie des médias) continuent à y croire, passe encore… Mais que des hommes d’affaires réputés avisés s’imaginent acheter là un fatal talisman d’isoloir, voilà qui laisse pantois. Il en est pourtant ainsi.
Foudroyés par une compulsive envie de dépenser, envoûtés par un appât du gain électoral qui ne peut qu’être inversement proportionnel au gigantisme des sommes qu’il va leur coûter, ces valeureux « investisseurs » ont la faim du Monde au ventre et la rage d’en payer la fin matérielle à prix d’or.
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Billet initialement publié sur Rue89 sous le titre Pourquoi cette rage à vouloir s’offrir un Monde finissant ?
Image CC Flickr just.Luc et martin_robinson
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